En mai 2024, l’association Art.Terre Mayotte publiait un bulletin dense et stratégique, véritable feuille de route pour la structuration de la filière terre crue sur l’île. L’ambition était affichée : hisser la brique de terre comprimée (BTC) au rang de matériau de référence pour une construction locale, durable, bas carbone et adaptée aux réalités climatiques mahoraises. Un an plus tard, alors que Mayotte panse encore les plaies laissées par le cyclone CHIDO, où en est la filière ? Loin de s’être essoufflé, le mouvement amorcé semble s’être ancré dans le réel, malgré des freins toujours présents, notamment réglementaires et financiers.
—
Un déclic normatif qui a impulsé une dynamique de terrain
Le déclencheur, tout le monde le pointe aujourd’hui : la validation en juillet 2022, par la Commission prévention produits (C2P) de l’Agence qualité construction (AQC), des règles professionnelles de mise en œuvre de la BTC à Mayotte. Ce socle normatif, longtemps attendu, a non seulement rassuré les professionnels du bâtiment, mais a aussi ouvert des perspectives concrètes d’expérimentation.
Il a servi de levier à une série d’initiatives : chantiers pilotes, diversification des usages de la BTC, renforcement des formations, ou encore mobilisation d’une ingénierie collective autour de projets à haute valeur démonstrative.
L’impact le plus visible a été la montée en puissance progressive de la filière, avec des entreprises locales qui ont modernisé leurs équipements de production, comme DIPAK ou ACBTP. L’unité de Vahibé a également rejoint le mouvement, contribuant à faire émerger un tissu de briqueteries semi-industrielles capables de répondre à la demande.
Pourtant, l’usage de la BTC reste aujourd’hui encore majoritairement cantonné à des projets de moyenne envergure ou à des expérimentations sous contrôle technique renforcé.
À lire aussi : C2P OUTRE-MER 2025 : mise à jour des techniques non courantes
Des projets démonstrateurs pour structurer la filière
Parmi les projets les plus emblématiques figure le prototype ALMA HOME 1.618, imaginé dans le cadre d’un appel à manifestation d’intérêt d’Action Logement.
Ce bâtiment en BTC porteur, antisismique et résilient face aux cyclones, conjugue innovation technique et ancrage culturel. Construit selon les règles EUROCODE 6 et 8, il repose sur une double logique : valoriser la terre locale et répondre à la pénurie de logements adaptés à Mayotte.
Une analyse du cycle de vie du bâtiment a révélé une performance environnementale remarquable, notamment sur le plan de la consommation énergétique en phase d’usage.
Autre projet-phare : le dispositif LIMA, pour « Logement Innovant à Mayotte« , qui repose sur une approche intégrée du logement privé. Pensé pour les familles détentrices de foncier, souvent laissées à l’écart des circuits classiques de production de logement, LIMA combine accompagnement technique, assistance à la maîtrise d’ouvrage, et montage financier innovant.
L’opération pilote Kafé, menée à M’tsapéré, illustre la pertinence de cette approche hybride entre maîtrise d’ouvrage privée et opérateur agréé. Elle montre que la BTC peut s’insérer dans des schémas reproductibles, adaptés à la densification urbaine sans renier les usages culturels locaux.
Mais c’est sans doute le projet AMATECO qui cristallise le plus d’attentes. Lauréat de l’appel à projets « Alternatives vertes 2« dans le cadre du plan France 2030, ce futur centre de ressources sur la construction en terre vise à faire de Mayotte un pôle d’excellence régional.
Le site regroupera à terme des activités de formation, de recherche et développement sur les matériaux terre et fibres, ainsi qu’une plateforme mutualisée pour les producteurs.
Une convention a été signée avec l’EPFAM, et le foncier est en cours de finalisation. Si le projet parvient à entrer rapidement en phase opérationnelle, il pourrait devenir un catalyseur pour la filière à l’échelle de l’océan Indien.
Un ancrage territorial renforcé par les projets livrés
Au-delà de ces démonstrateurs, la BTC a été intégrée à plusieurs projets publics ou privés entre 2023 et 2024. Le lycée des métiers du bâtiment de Longoni, en chantier depuis 2023, en est l’illustration la plus marquante : 2 345 m² de BTC y sont intégrés à une structure mixte béton-bois, pour un programme de près de 73 million d’euros .
La Maison de la jeunesse de Tsararano, l’Hôtel de ville de Sada, ou encore le Domaine Khristal – premier programme NF Habitat HQE de Mayotte – intègrent eux aussi la BTC dans leurs façades ou murs intérieurs.
Les systèmes constructifs observés restent toutefois limités à des remplissages sur ossature, dans un contexte réglementaire encore peu favorable à des structures intégralement porteuses en terre.
La hauteur des bâtiments est par ailleurs contrainte par l’absence de PLUi autorisant une densification verticale. Mais ces réalisations contribuent à ancrer la BTC dans le paysage bâti, et à en faire un matériau reconnu, y compris par les assureurs qui commencent à en intégrer l’usage dans leurs garanties.
À lire aussi : Brique de Terre Comprimée (BTC) : une norme incontournable de la construction en devenir à Mayotte ?
Des obstacles persistants sur le plan normatif et économique
Malgré ces avancées, plusieurs freins structurels subsistent. La certification des blocs en sortie d’usine, bien qu’encadrée par la norme XP P13-901, n’est pas encore systématisée. Le recours à des essais de conformité reste souvent à la charge des entreprises ou de la maîtrise d’œuvre. Ce manque de systématisation ralentit la massification du matériau, en particulier pour les marchés publics.
Surtout, les aides financières destinées à encourager l’utilisation de la BTC sont jugées largement insuffisantes. Le dispositif HODARI, qui propose une subvention de 25 €/m² posé, est sans commune mesure avec les prix réels de marché, estimés entre 220 et 250 €/m².
À titre de comparaison, d’autres territoires d’Outre-mer comme la Guadeloupe ou La Réunion bénéficient de primes bien plus élevées, ce qui creuse l’écart et freine l’industrialisation de la filière mahoraise.
C’est dans ce contexte que les évolutions réglementaires européennes pourraient changer la donne.
En avril 2024, le Parlement européen a autorisé les RUP – dont Mayotte – à déroger au marquage CE, ouvrant la voie à l’importation et l’utilisation de matériaux de construction régionaux. Mais le marquage « RUP océan Indien », pourtant attendu, tarde à voir le jour. Des sénateurs, dont la réunionnaise Audrey Belim et la présidente de la délégation Outre-mer au Sénat, Micheline Jacques, ont plaidé pour sa mise en place rapide, en s’appuyant notamment sur l’exemple de la BTC mahoraise.
Le cyclone CHIDO, qui a touché Mayotte fin 2024, a servi de révélateur : plusieurs constructions conformes aux normes CE ont subi des dégradations importantes, là où des ouvrages en BTC ont résisté.
Cette résilience a été soulignée dans une tribune de quinze sénateurs publiée début mars, qui appelait à encadrer rigoureusement l’usage des matériaux locaux tout en facilitant leur reconnaissance. L’enjeu est double : rassurer les assureurs et soutenir les filières endogènes.
Des perspectives 2025 à consolider
L’année en cours pourrait être celle de la consolidation, à condition que les outils techniques, réglementaires et financiers suivent. Deux campagnes de mesure énergétique doivent débuter en juillet 2025, dans le cadre d’un partenariat entre l’AFD, l’ADEME, la SIM et Art.Terre Mayotte. Objectif : comparer les performances thermiques et hygrométriques de bâtiments en BTC avec celles de constructions conventionnelles, et documenter de manière scientifique les gains énergétiques observés.
Parallèlement, l’entrée en phase opérationnelle du centre AMATECO est très attendue. S’il parvient à remplir ses fonctions de formation, d’innovation et de mutualisation, il pourrait faire basculer la filière BTC de l’expérimentation vers la structuration.
Plusieurs familles et opérateurs sont d’ores et déjà intéressés par une reproduction du modèle LIMA, mais attendent des garanties financières et une simplification des montages juridiques.
Ressource à consulter : Bulletin d’information ART.TERRE Mayotte 2024