Construire à Mayotte, c’est bâtir sur un territoire insulaire à la fois unique et redoutablement complexe. L’île concentre, sur un espace restreint, un enchevêtrement d’aléas naturels majeurs : activité sismique, tsunamis, inondations, érosion côtière, glissements de terrain, sans oublier le passage occasionnel mais destructeur des cyclones tropicaux. Ce cocktail de risques, aggravé par la croissance démographique et l’urbanisation parfois anarchique, place les professionnels du BTP et de l’aménagement face à des défis techniques permanents.
Depuis 2014, l’Atlas des risques naturels et des vulnérabilités territoriales de Mayotte, publié sous la direction de Frédéric Leone aux Presses Universitaires de la Méditerranée, constitue une référence incontournable. L’ouvrage ne se contente pas d’identifier les aléas : il les spatialise, les croise avec les dynamiques du territoire, les met en contexte historique, social, environnemental. Pourtant, cet outil reste sous-utilisé dans les phases de conception. Voici donc cinq vulnérabilités critiques, issues directement de l’atlas, que tout acteur du BTP à Mayotte devrait considérer dès les premières esquisses de projet.
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1. Sols instables et géomorphologie contraignante
Mayotte repose sur un socle volcanique ancien, dont l’altération progressive a produit des formations de type latérite et des pentes marquées, souvent instables. Cette configuration topographique, combinée à un climat tropical humide, génère des processus d’érosion intenses et des glissements de terrain récurrents. L’atlas identifie plusieurs secteurs critiques, notamment dans les communes de Sada, Chirongui ou Bandrélé, où les aléas gravitaires sont accentués par la déforestation et la mise en culture en pente.
Les padzas, qui sont des zones dégradées où la couche végétale a disparu, laissent place à des sols compactés, érodés, très peu portants. Ces terrains, très sensibles aux sollicitations hydriques et mécaniques, posent un problème majeur de stabilité pour les infrastructures lourdes : ouvrages enterrés, routes, fondations profondes.
Les risques incluent :
- glissements de terrain latents, activés lors des fortes pluies ou des séismes modérés,
- tassements différentiels, liés à l’hétérogénéité des sols,
- affouillements de talus, surtout en bordure de voirie ou de zones remblayées.
Recommandations techniques renforcées :
- Réaliser une carte des risques géotechniques à l’échelle du projet, en s’appuyant sur les données de pentes et de sols issues de l’atlas.
- Recourir à des techniques de stabilisation par drainage, clouage de parois ou enrochements armés dans les zones sensibles.
- Proscrire les plateformes de bâtiment sur remblai non compacté ou sol évolutif sans traitement préalable.
- Adapter les systèmes d’assainissement et de gestion des eaux pluviales aux contraintes de ruissellement et de saturation des sols.
2. Ruissellement intense et inondations brutales
Le climat tropical de Mayotte engendre des épisodes de pluies extrêmement concentrées, souvent de courte durée mais très destructrices. Ces averses génèrent un ruissellement important sur des pentes déjà fragilisées, surtout lorsque les sols sont dénudés ou fortement imperméabilisés. L’atlas met en évidence les zones d’accumulation des eaux, les lignes de crues historiques, et les secteurs à très faible capacité d’infiltration.
Les conséquences sur les chantiers sont multiples :
- inondation des fouilles et tranchées,
- désorganisation des approvisionnements,
- dégradation rapide des matériaux,
- sous-dimensionnement des ouvrages de drainage.
Certaines zones comme les bas-fonds de Koungou, les abords des rivières de Tsingoni ou les quartiers à forte pente de Mamoudzou sont particulièrement exposées.
Recommandations techniques renforcées :
- Intégrer une étude hydrologique dynamique, même pour des projets de taille modeste, avec prise en compte des épisodes pluvieux extrêmes.
- Mettre en place des systèmes de collecte des eaux à ciel ouvert, associés à des bassins d’orage déportés ou à déversement progressif.
- Sur les chantiers : équiper les zones sensibles de rigoles provisoires, de filets anti-débris, de protections de regards.
- Privilégier les matériaux drainants pour les revêtements extérieurs (graviers, dalles alvéolées) afin de limiter l’effet « nappe » en cas de pluie intense.
3. Cyclones tropicaux : vents violents et déstabilisation des structures
Mayotte n’est pas en première ligne cyclonique comme les Antilles, mais les tempêtes qui la frappent sont parfois d’une violence redoutable. Le cyclone CHIDO, survenu en décembre 2024, a récemment démontré l’extrême vulnérabilité du bâti face aux vents violents, même pour des événements de durée relativement courte. L’atlas documente la fréquence historique, les trajectoires types, les zones les plus exposées en fonction du relief.
Les effets d’un cyclone à Mayotte ne se limitent pas à la force du vent. Les rafales s’accompagnent souvent de pluies intenses, de déstabilisation de terrains, de dégâts collatéraux comme l’effondrement de murets ou le déchaussement d’équipements techniques.
Points de vigilance sur les chantiers :
- Toitures légères arrachées : bac acier non fixé correctement, chevrons non contreventés.
- Grues et échafaudages non ancrés : mise en danger des ouvriers, propagation des débris.
- Façades non étanches : infiltration d’eau, décollement d’enduits ou bardages.
Recommandations techniques renforcées :
- Appliquer les règles NV65 modifiée cyclonique ou Eurocode 1, actions climatiques, même si le PLU ne les impose pas explicitement.
- Renforcer les liaisons charpente-murs : connecteurs métalliques, tiges filetées, contreventement en croix de Saint-André.
- Utiliser des matériaux de couverture ancrés mécaniquement (vis autoforeuses, crochets doubles, platines).
- Mettre en place une procédure de démontage préventif pour les échafaudages et matériels de levage à l’approche d’un épisode cyclonique.
4. Aléa sismique et menace tsunami
Le sous-sol mahorais est aujourd’hui reconnu comme sismiquement actif. Depuis l’événement du 15 mai 2018 (Mw 5,8) lié à la formation d’un volcan sous-marin, la vigilance est accrue. Plus récemment encore, le 27 août 2024, un séisme de magnitude 4,6 a été enregistré à 40 km au sud-est de Bandrélé, confirmant que l’activité tectonique reste bien présente et active dans la région. L’atlas présente les résultats de campagnes de modélisation de tsunamis : plusieurs zones littorales pourraient être touchées en moins de 10 minutes en cas d’alerte.
La difficulté principale réside dans le temps de réaction extrêmement court et l’absence de systèmes d’alerte pleinement opérationnels. En conséquence, la conception même du bâti doit anticiper la double contrainte : secousse sismique + submersion.
Conséquences techniques typiques :
- Fissurations structurelles sur bâti non conforme aux normes parasismiques.
- Effondrement partiel d’équipements en toiture (climatiseurs, réservoirs).
- Destruction ou isolement des ouvrages côtiers en cas de vague tsunami.
Recommandations techniques renforcées :
- Respecter scrupuleusement les prescriptions de l’Eurocode 8 pour tous les ouvrages, y compris les maisons individuelles.
- Éviter l’implantation d’équipements sensibles (santé, secours, stockages dangereux) dans les zones de submersion identifiées par l’atlas.
- Concevoir des plans d’évacuation intégrés : cheminement piéton en hauteur, signalétique visible, zones refuges incluses dans le plan d’aménagement.
- Utiliser les données cartographiques de l’atlas pour vérifier les altitudes de sécurité et intégrer les modèles hydrodynamiques à la planification.
5. Accessibilité critique en cas de crise
L’atlas souligne une vulnérabilité récurrente : celle des infrastructures de desserte. Le réseau routier mahorais est encore faiblement maillé, souvent constitué d’un seul accès par vallée, avec des ponts sous-dimensionnés et des chaussées sujettes à l’affaissement. En cas de crise (cyclone, séisme, glissement de terrain), certains quartiers peuvent se retrouver totalement enclavés.
Ceci concerne aussi bien les phases de chantier que l’exploitation des ouvrages une fois livrés. Un accès unique endommagé peut suspendre les livraisons, empêcher l’accès des secours, bloquer une évacuation d’urgence.
Points sensibles pour les professionnels :
- rupture logistique (matériaux, engins, personnels),
- interruption d’activité pour les entreprises ou ERP desservis par une seule voie,
- temps d’accès allongé pour les pompiers ou le SAMU.
Recommandations techniques renforcées :
- Cartographier systématiquement les voies d’accès critiques autour de chaque site, y compris les chemins secondaires et les pistes rurales.
- Évaluer les temps de parcours en situation de crise (de nuit, sous pluie, avec débris sur chaussée) et les intégrer aux plans d’intervention.
- Installer des zones de stockage tampon sur chantier pour assurer une autonomie minimale en cas d’isolement.
- Élaborer, dès la phase conception, des plans d’accès alternatifs mobilisables en urgence, en concertation avec les services de secours et les mairies.
RESSOURE à CONSULTER :
Atlas des risques naturels et des vulnérabilités territoriales de Mayotte
L’atlas des risques de Mayotte n’est pas un simple ouvrage scientifique : c’est un outil technique de terrain. Trop souvent, sa richesse cartographique et analytique reste confinée aux bureaux de l’administration ou aux rayons des universités. Pourtant, pour les architectes, les entreprises, les équipes de maîtrise d’œuvre, il constitue une source directe d’information pour concevoir autrement.
En intégrant ces cinq vulnérabilités majeures dès les premières phases d’étude, les professionnels du BTP peuvent éviter des erreurs coûteuses, réduire les risques techniques, et surtout construire des ouvrages plus sûrs, plus durables, plus intelligents. À Mayotte, bâtir sans connaissance du terrain n’est plus une option : c’est une prise de risque évitable.