Dans les territoires insulaires, l’électricité reste majoritairement produite à partir de combustibles fossiles importés. Le coût est exorbitant et les impacts environnementaux bien connus. C’est dans ce contexte que l’ADEME a publié en novembre 2023 le Guide Géothermie TEC, élaboré avec Caraïbes Environnement Développement et Teranov dans le cadre du programme européen INTERREG. Derrière ses 164 pages techniques se cache un enjeu clair : montrer que la géothermie peut devenir une solution crédible, compétitive et durable pour les Outre-mer, à condition de lever certains freins.
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Une énergie de base taillée pour les îles
La géothermie a un atout majeur : c’est une énergie non intermittente, disponible 24 heures sur 24, indépendamment des conditions climatiques.
Contrairement au solaire ou à l’éolien, son facteur de charge – c’est-à-dire la part de temps où une centrale fonctionne à pleine puissance – atteint 70 à 95 %, contre 15 à 40 % pour les renouvelables intermittents.
À Bouillante, en Guadeloupe, la centrale géothermique affiche même un facteur de charge proche de 92 % en 2018 et 2019. Autrement dit, c’est une production stable, capable de fournir une électricité de base indispensable aux réseaux fragiles des îles.
Le cas des Antilles et de l’océan Indien : dépendance et opportunités
La dépendance aux fossiles se traduit par des coûts records. En 2019, la Commission de régulation de l’énergie chiffrait le coût moyen du mix électrique à 276 €/MWh en Guadeloupe, 295 €/MWh en Martinique, 239 €/MWh à La Réunion et 335 €/MWh à Mayotte. Dans les Petites Antilles anglophones, la facture atteignait souvent entre 350 et 400 €/MWh.
Face à ces chiffres, la géothermie présente une alternative crédible. Le guide estime que le coût d’un MWh produit dans les îles caribéennes se situerait entre 130 et 165 €/MWh, malgré un surcoût insulaire d’environ 40 %.
L’écart est considérable : jusqu’à deux fois moins cher que la production actuelle. L’exemple de Bouillante illustre ce potentiel : avec 15 MW installés, bientôt portés à 25 MW d’ici 2025, le site couvrira 13 à 14 % de l’électricité guadeloupéenne.
Des freins récurrents qui bloquent les projets
Si la géothermie paraît si avantageuse, pourquoi reste-t-elle encore marginale dans la Caraïbe ? Le guide rappelle plusieurs freins :
- Le risque géologique, d’abord. Un forage d’exploration coûte plusieurs millions d’euros et rien ne garantit qu’un réservoir exploitable sera découvert. Si la température est trop basse ou le débit insuffisant, le projet s’arrête net.
- Le financement constitue l’autre verrou. Peu d’investisseurs acceptent d’assumer seuls le risque des phases exploratoires.
- L’intégration territoriale est également un défi. Les contextes insulaires combinent foncier limité, paysages remarquables et biodiversité fragile, rendant les projets difficiles à implanter.
- Enfin, l’absence d’une stratégie régionale de la géothermie dans l’Arc caraïbe freine les effets d’échelle susceptibles d’attirer de grands opérateurs.
Ainsi, malgré des décennies d’études et d’essais, seules les deux unités de Bouillante sont opérationnelles dans la région, totalisant 15 MW.
La valeur ajoutée du guide ADEME
L’intérêt du Guide Géothermie TEC est d’apporter une méthodologie structurée pour surmonter ces obstacles, en insistant sur l’intégration socio-environnementale. L’idée est simple : un projet de géothermie ne se résume pas à un forage, mais à un processus collectif.
Le guide recommande :
- de créer un groupe de gestion environnementale pluridisciplinaire dès les premières phases, avec un porte-parole identifié pour dialoguer avec les populations ;
- de considérer l’étude d’impact environnemental et sociétal (EIES) comme un outil de conception du projet, et non comme une formalité administrative ;
- de mettre en œuvre un plan de gestion environnemental et de contrôle (PGEC) assurant un suivi des impacts (bruit, eau, biodiversité, air, paysage) ;
- d’appliquer des bonnes pratiques de chantier pour limiter les nuisances ;
- et de veiller à une concertation continue, avec réunions, visites de site et supports pédagogiques accessibles.
Cette démarche vise à transformer la géothermie en projet de territoire, mieux accepté socialement.
Un regard technique : anatomie d’une centrale
Au-delà de la méthodologie, le guide livre aussi un aperçu concret du fonctionnement des centrales. Une centrale géothermique de 20 MW nécessite par exemple une plateforme de forage de près de 7 500 m², soit l’équivalent d’un terrain de football.
Les puits, forés à 2 000 mètres de profondeur, demandent environ 50 jours de travaux et un coût de plusieurs millions d’euros, sans certitude de succès.
Chaque puits peut fournir en moyenne 5 à 7 MW de puissance brute. Ainsi, une centrale de 15 MW exige généralement au moins trois puits de production, complétés par un puits de réinjection pour deux puits producteurs. La réinjection est cruciale : elle permet de maintenir la pression du réservoir et d’éviter toute pollution des nappes superficielles.
Côté technologie, deux systèmes dominent :
- la production par vapeur flash (exploitation directe de la vapeur issue du réservoir, qui entraîne une turbine),
- et les centrales ORC (Organic Rankine Cycle), où la chaleur de l’eau géothermale est transférée à un fluide organique volatil, plus adapté aux températures moyennes.
Certaines installations combinent les deux pour maximiser le rendement énergétique.
Les impacts environnementaux à maîtriser
Comme tout projet industriel, une centrale géothermique génère des impacts qu’il convient d’encadrer. Le bruit des turbines et condenseurs peut atteindre 100 dB(A) à proximité, ce qui impose des mesures d’insonorisation et l’éloignement des zones habitées.
Les émissions de gaz sont limitées mais non nulles : la vapeur géothermale contient souvent une petite part de CO₂ et d’H₂S. À Bouillante, cette proportion ne dépasse pas 0,4 % du volume exploité, mais elle doit être surveillée en continu.
Les impacts paysagers comptent aussi : tours de refroidissement, conduites de transport et panaches de vapeur doivent être intégrés dans leur environnement visuel. Enfin, la gestion de l’eau est un point sensible : l’absence de réinjection constituerait un risque majeur de pollution, d’où la généralisation de cette pratique.
Le guide propose ainsi un panel de mesures : limitation des durées d’essais de forage, choix de systèmes de refroidissement adaptés, suivi environnemental strict et intégration paysagère soignée.
Emplois, retombées locales et financements
Au-delà de l’électricité, les projets géothermiques génèrent des retombées économiques. Selon l’Association américaine de la géothermie, chaque mégawatt installé mobilise environ 4 emplois directs lors de la phase de développement, puis 1,7 emploi en exploitation. S’y ajoutent des emplois indirects estimés à 2,5 fois plus : maintenance, logistique, sous-traitance.
Des retombées fiscales existent également. En France, la taxe IFER appliquée aux installations de plus de 12 MW rapporte 20 000 € par MW et par an, dont 40 % pour la commune d’implantation et 60 % pour la région. Un projet de 20 MW représente donc 400 000 € annuels pour les finances locales et régionales.
Enfin, la géothermie peut créer des activités annexes : production de froid pour la conservation des fruits, pisciculture utilisant l’eau chaude, thermalisme, voire tourisme industriel. À Bouillante, les visites de la centrale attirent chaque année plusieurs milliers de curieux.
Perspectives : quelles conditions pour réussir ?
La géothermie pourrait diviser par deux le coût de l’électricité dans les Outre-mer, tout en réduisant fortement les émissions de gaz à effet de serre. Mais pour que les projets passent du papier à la réalité, deux conditions apparaissent incontournables :
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Sécuriser la phase exploratoire grâce à des fonds publics ou des mécanismes d’assurance contre le risque géologique ;
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Développer une stratégie régionale permettant de mutualiser les expériences et de donner de la visibilité aux investisseurs.
Sans cela, les projets resteront rares malgré un potentiel abondant et prouvé.
Consulter ici le GUIDE GEOTHERMIE de l’ADEME
La géothermie offre aux Outre-mer bien plus qu’une énergie locale et bas carbone : c’est un outil de compétitivité économique, de résilience énergétique et de développement territorial. Le Guide Géothermie TEC rappelle que la réussite dépend autant de la technologie que de l’acceptabilité sociale et de l’intégration environnementale. En clair, l’avenir de cette filière repose sur la capacité collective à conjuguer ingénierie, concertation et financement.