Dans le paysage énergétique français, les zones non interconnectées (ZNI) occupent une place singulière. À Mayotte, où l’île n’est pas reliée au réseau électrique continental, l’enjeu de l’autonomie énergétique est aussi stratégique qu’urgent. Fixé initialement à 2030 par la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte (LTECV), cet objectif a été repoussé à 2050 pour tenir compte des réalités locales. L’ADEME a ainsi publié en juin 2025 un rapport prospectif de 255 pages consacré exclusivement à Mayotte. Ce document explore les conditions techniques, économiques, organisationnelles et environnementales nécessaires pour bâtir un système électrique 100 % renouvelable et autonome à l’horizon 2050.
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Un objectif ambitieux pour une zone non interconnectée
Située à plus de 8 000 kilomètres de la métropole, Mayotte fait partie des territoires dits « zones non interconnectées » (ZNI), c’est-à-dire non raccordés au réseau électrique continental. Ce statut implique une production d’électricité totalement locale, historiquement assurée par des centrales thermiques fonctionnant aux énergies fossiles. Dans ce contexte, atteindre l’autonomie énergétique implique non seulement de produire localement toute l’électricité consommée, mais aussi de le faire à partir de sources renouvelables et pilotables.
Initialement fixée à 2030 par la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte (LTECV, 2015), la cible d’autonomie a été jugée trop ambitieuse à court terme. L’ADEME a donc révisé l’échéance à 2050 pour Mayotte, tout en lançant une étude dédiée pour évaluer les conditions concrètes de réussite.
Publié en juin 2025, le rapport Vers l’autonomie énergétique en zone non interconnectée à l’horizon 2050 – Mayotte constitue un exercice prospectif rigoureux, combinant modélisation technique, analyse économique et scénarios territoriaux.
Une étude technique pour simuler un système 100 % renouvelable
Pour modéliser un système électrique 100 % renouvelable à Mayotte, l’étude s’appuie sur trois outils complémentaires. Le logiciel ETEM permet d’optimiser le développement du mix énergétique en fonction des coûts, des contraintes de réseau, de la disponibilité des ressources locales et de la courbe de charge. ANTARES valide ensuite la robustesse de ce mix en simulant l’équilibre offre-demande sur une série de 69 chroniques météorologiques, représentatives de la variabilité climatique. Enfin, PowerFactory vérifie la stabilité dynamique du système dans les situations critiques comme les pics de consommation, creux de production, incidents.
Au cœur de la démarche, un scénario de consommation unique, considéré comme le plus réaliste pour 2050 : 530 GWh de demande annuelle nette. Ce plafond intègre une projection démographique forte — la population pourrait passer de 257 000 habitants en 2023 à 528 000 habitants en 2050 selon l’INSEE — et suppose un effort massif de maîtrise de la demande énergétique (MDE), y compris dans l’usage des véhicules électriques, des équipements domestiques et des infrastructures nouvelles.
La projection de la demande repose sur une modélisation fine des usages énergétiques, structurée en huit profils de journées types combinant saisons et jours ouvrés/week-end. Elle prend en compte l’électrification complète du parc automobile envisagée d’ici 2040.
À elle seule, la recharge des véhicules électriques pourrait représenter près de 12 à 15 % de la demande annuelle, selon les hypothèses retenues. Pour ne pas dépasser le seuil des 530 GWh/an, l’étude mise sur une flexibilité de 50 % des charges de recharge, réparties intelligemment sur 24 heures.
Les nouvelles infrastructures telles que les usines de dessalement, hôpitaux, campus, sont aussi intégrées à cette courbe de charge maîtrisée. Sans cette MDE ambitieuse, le scénario 100 % ENR ne serait pas viable.
Quel mix énergétique pour un territoire autonome ?
L’étude propose une évaluation exhaustive des potentiels d’énergies renouvelables exploitables à Mayotte. En premier lieu, le photovoltaïque se positionne comme la principale ressource mobilisable, avec 147 MW en potentiel favorable et 107 MW supplémentaires sous contrainte. Ce gisement couvre les toitures résidentielles et tertiaires, les parkings, les sols disponibles et des zones de photovoltaïque flottant sur le lagon, notamment à Sada (30 MW potentiels) et Kaweni (20 MW).
La géothermie, bien qu’encore absente du mix actuel, est jugée stratégique. Le site de Badamiers à Petite-Terre pourrait accueillir d’ici 2040 jusqu’à 40 MW de puissance installée, répartie entre 4 forages initiaux (12 MW) et une phase d’extension (28 MW), sous réserve de confirmation géologique. Cette ressource présente un avantage majeur : sa pilotabilité, essentielle pour maintenir l’équilibre du réseau en période de faible ensoleillement ou de pic de demande.
Le potentiel éolien terrestre est plus limité. Faute de vent constant, seuls 33 MW sont identifiés sur quelques sites en altitude, en grande partie sous contraintes d’aménagement. L’éolien offshore est évoqué dans un scénario optimiste, avec 100 MW envisageables au large de Dzaoudzi, mais sous condition de recours à des technologies flottantes résistantes aux cyclones. Le houlomoteur, encore au stade expérimental, n’entre en ligne de compte qu’à partir de 2040, avec 20 MW estimés.
Côté biomasse, la valorisation énergétique repose sur une installation projetée de 12 MW à Dzoumonye, alimentée par de la biomasse importée. Le potentiel local est jugé insuffisant pour répondre à la demande, les ressources étant réservées à d’autres usages agricoles ou écologiques. l’hydroélectricité est totalement absente du mix envisagé, en raison de la forte pression sur les ressources en eau douce et de l’absence de reliefs compatibles.
Au-delà des chiffres, la réussite du scénario dépendra aussi de la capacité du territoire à traduire ces potentiels en projets concrets, ce qui pose plusieurs défis. Le foncier disponible est limité et souvent soumis à des conflits d’usage (zones protégées, urbanisation informelle). Le stockage massif d’énergie nécessitera une logistique maîtrisée pour l’importation et la maintenance des batteries. Le déploiement de la géothermie implique des forages profonds et une coordination avec les acteurs scientifiques et industriels. Tous ces chantiers devront composer avec les contraintes physiques, réglementaires et sociales du territoire.
Des scénarios contrastés, mais une autonomie possible
L’étude développe quatre scénarios contrastés de mix énergétique, qui se distinguent par le niveau d’ambition, le degré d’exploitation des ressources locales et le recours éventuel à des imports :
- Scénario 1 – 100 % ENR favorables : seuls les potentiels facilement accessibles sont mobilisés.
- Scénario 2 – 100 % ENR élargis : intègre les potentiels sous contrainte.
- Scénario 3 – Autonomie élargie : bannit les imports énergétiques ; tout est produit localement.
- Scénario 4 – Autonomie optimale : mix fondé sur un arbitrage techno-économique.
Dans tous les cas, le modèle démontre que l’objectif de 100 % ENR est techniquement atteignable. Le système électrique produit suffisamment pour répondre à la demande annuelle projetée, avec un taux de production variable (solaire, éolien) oscillant entre 43 et 45 % selon l’année météo simulée.
Chaque scénario impose cependant une architecture différente. Par exemple, le scénario 3 requiert un déploiement maximal de la géothermie, de la biomasse et du stockage, tandis que le scénario 4 autorise un compromis : recours à des imports de biocombustibles, permettant de soulager les contraintes foncières et d’optimiser les coûts globaux.
Une trajectoire économiquement viable
Les simulations montrent que la transition vers un mix 100 % renouvelable peut se faire à coût maîtrisé. L’investissement total estimé s’élève à environ 800 millions d’euros sur la période 2020–2050, incluant la production, le stockage, et une partie des aménagements réseau. Ce montant est équivalent ou inférieur au coût cumulé de l’approvisionnement fossile si le statu quo était maintenu.
L’étude compare différentes combinaisons techno-économiques :
- un système basé sur des batteries de grande capacité pour assurer la réserve de puissance ;
- ou bien des groupes thermiques alimentés par des biocarburants importés (moins chers à court terme, mais plus exposés à la volatilité des prix).
Le coût actualisé du stockage (LCOS) chute de 107 €/MWh en 2020 à 52 €/MWh en 2050, en ligne avec les tendances mondiales. Par ailleurs, la conversion de l’existant (centrale de Longoni) à des biocarburants permettrait de réduire drastiquement la facture d’importation énergétique, tout en assurant une production sécurisée.
Des contraintes techniques et foncières à intégrer
Au-delà des modèles, le passage à l’action suppose de résoudre plusieurs verrous techniques et fonciers. L’étude souligne l’importance de localiser précisément les installations de production et de stockage à proximité des postes sources, pour éviter des renforcements coûteux des réseaux HTA/HTB. Cette approche limite les besoins en infrastructure lourde et accélère la mise en œuvre.
La question du réseau de distribution, non modélisé ici, reste une zone d’ombre. Or, l’acheminement de l’électricité jusqu’à l’usager final nécessite des réseaux fiables, intelligents, capables d’intégrer une production décentralisée. À cela s’ajoute la nécessité de dispositifs de régulation dynamiques, à savoir les compensateurs synchrones, ajustement du plan de protection, coordination des systèmes de stockage…
Enfin, la gestion des aléas climatiques – comme les nuages prolongés, périodes sans vent – impose un pilotage fin de la production et du stockage, sous peine de déséquilibres. L’étude confirme que les simulations n’ont révélé aucun risque majeur de perte de stabilité dynamique, mais recommande de poursuivre les validations sur des modèles plus détaillés.
Une feuille de route prospective, pas prescriptive
Ce rapport ne constitue pas une Programmation Pluriannuelle de l’Énergie (PPE), ni un plan d’investissement. Il s’agit d’un travail prospectif d’aide à la décision, destiné à éclairer les choix des acteurs locaux et nationaux. Les hypothèses retenues sont cohérentes avec l’état de l’art au moment de l’étude, mais pourront évoluer en fonction des technologies, des prix, ou du contexte réglementaire.
Enfin, la question de la gouvernance du futur système énergétique mahorais reste ouverte. Le pilotage des flux, la gestion du stockage, la maintenance des équipements et le suivi en temps réel du réseau supposent une coordination centralisée et intelligente.
Si Electricité de Mayotte (EDM) apparaît comme un acteur naturel, l’émergence de nouveaux modèles (coopératives locales, SEM, groupements citoyens) pourrait redistribuer les rôles. Cela impliquera aussi de former une main-d’œuvre qualifiée aux métiers du réseau intelligent, du stockage ou de l’analyse énergétique qui sont des compétences encore peu présentes sur l’île aujourd’hui.
Consulter ici l’étude pilotée par l’ADEME et réalisée par Artelia, Ordecsys et Mines ParisTech » Vers l’autonomie énergétique en zone non interconnectée (ZNI) à Mayotte à l’horizon 2050 «
Un objectif atteignable, sous conditions
Mayotte dispose, selon l’ADEME, des ressources et des leviers nécessaires pour bâtir un système électrique autonome et décarboné d’ici 2050. Mais cette transition ne pourra réussir sans une maîtrise rigoureuse de la demande, une valorisation maximale des potentiels locaux, et une mobilisation coordonnée des acteurs. L’enjeu n’est pas seulement énergétique : il est économique, environnemental et profondément territorial.