Entre absence de contrôle, failles informatiques et inégalités territoriales, le rapport IGAS-IGF met à nu un système d’aides sociales sous tension, dont les effets se font sentir jusque dans les politiques publiques locales, notamment en Outre-mer.
En mai 2025, l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) et l’Inspection générale des finances (IGF) ont publié un rapport inédit sur les disparités territoriales dans l’attribution des aides sociales. S’appuyant sur les prestations à destination des personnes âgées ou handicapées (AAH, AEEH, APA, PCH, ASH), ce document soulève des failles systémiques profondes. Derrière les chiffres se cache une réalité préoccupante : celle d’un système généreux mais devenu difficile à maîtriser, au point de déséquilibrer les politiques locales. Et en Outre-mer, le constat est encore plus aigu.
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Un système d’aides massif, mais fragilisé de l’intérieur
En 2023, les 5 aides sociales étudiées représentent 30 milliards d’euros, soit 1 % du PIB. L’allocation aux adultes handicapés (AAH) à elle seule concentre 38 % de ces montants.
Ces prestations, financées par l’État, la CNSA et surtout les départements, sont au cœur du filet de sécurité social français. Mais cet engagement pèse lourd : dans les budgets départementaux, les dépenses de solidarité atteignent 69 % du fonctionnement, contre 60 % en 2007.
Dans les territoires d’Outre-mer, où les inégalités sociales sont plus marquées, la pression est encore plus forte. À la Martinique, par exemple, les aides comme l’APA, la PCH ou l’ASH sont omniprésentes. Mr Jean-Yves Bonnaire, secrétaire général du FRBTP Martinique, l’a souligné récemment sur son compte LinkedIn : « La solidarité n’est pas un concept théorique ici. Elle se traduit concrètement, mais elle risque de phagocyter les autres missions publiques si on n’y prend pas garde ».
Contrôles faibles, fraudes avérées : un système trop vulnérable
Le rapport IGAS-IGF est sans détour : il n’existe à ce jour aucune stratégie nationale structurée de lutte contre la fraude pour ces aides sociales. Or, les exemples de dérives sont bien réels. Dans plusieurs départements visités par la mission, les inspecteurs ont identifié :
- des certificats médicaux falsifiés ou de complaisance,
- des prestations d’aide humaine surfacturées,
- des fraudes à la résidence (bénéficiaires domiciliés fictivement),
- des détournements internes.
La faiblesse du contrôle d’effectivité est également pointée : les départements et MDPH manquent d’outils, de temps, et parfois de culture du contrôle. Résultat : certaines prestations sont versées sans vérification réelle de leur usage ni de la situation du bénéficiaire.
Ce manque de rigueur a un coût. Le rapport chiffre entre 300 et 500 millions d’euros le potentiel d’économies qu’une seule mesure — systématiser un entretien pour les primo-demandeurs de l’AAH dite « AAH-2 » — permettrait de dégager. Ce n’est pas anodin.
Des outils numériques dépassés, des pratiques inégales
Autre talon d’Achille du système : l’absence d’interopérabilité et de modernisation des systèmes d’information. Les échanges de données entre services (CAF, MDPH, départements, sécurité sociale, fisc…) restent limités, manuels ou peu fiables. À peine 20 % des demandes sont aujourd’hui dématérialisées.
Les conséquences sont concrètes : délais rallongés, décisions hétérogènes, retards de versement, difficulté à croiser les informations pour éviter les doublons ou fraudes. Et ce sont les territoires les plus fragiles — comme les Outre-mer — qui en paient le prix, faute de moyens humains et techniques suffisants.
Ces failles ont aussi un impact indirect, mais réel sur les secteurs de l’habitat et du BTP. La désorganisation du système d’aides freine l’attribution des financements à l’adaptation des logements, retarde les plans de financement pour les structures d’hébergement, et limite la capacité des collectivités à lancer des projets médico-sociaux.
En Outre-mer, où la demande en logements adaptés est élevée, cette inertie technico-administrative ralentit les politiques d’habitat inclusif et étouffe les dynamiques d’aménagement local.
La CNSA peine à jouer son rôle d’harmonisation, à savoir les pratiques varient fortement d’un département à l’autre, tant sur les durées d’attribution que sur les critères d’évaluation. L’objectif d’équité territoriale reste largement hors d’atteinte.
Des réformes sur la table, mais des obstacles à franchir
Face à ce constat, le rapport ne se contente pas d’observer : il propose 23 mesures principales. Certaines visent à mieux encadrer les dépenses telles que les référentiels d’éligibilité, télégestion ou barèmes harmonisés.
D’autres veulent renforcer les contrôles (entretiens systématiques, dématérialisation des certificats médicaux, accès élargi aux bases de données fiscales et sociales). La lutte contre la fraude est aussi au cœur des propositions, avec un pilotage confié à la CNSA.
Mais la mise en œuvre sera complexe, notamment dans les DROM. La dématérialisation suppose un accès au numérique que tous les foyers n’ont pas. Les entretiens individualisés exigent également des effectifs formés et disponibles.
Quant aux réformes fiscales ou de barèmes, elles pourraient aggraver le non-recours ou les tensions sociales si elles sont perçues comme une réduction de droits.
Lire ici le rapport complet de l’IGAS…
Une solidarité à repenser pour préserver l’équilibre territorial
Le système français d’aides sociales repose sur un principe louable : soutenir les plus vulnérables face au handicap, à la perte d’autonomie ou à la précarité. Mais le rapport IGAS-IGF rappelle que cette solidarité ne peut reposer sur des bases fragiles, opaques ou inéquitables.
Dans les Outre-mer, où les besoins sont criants, où l’économie informelle complique les statistiques, et où les budgets locaux sont sous pression, ces failles prennent une autre dimension. Si rien ne change, les collectivités risquent de ne plus pouvoir investir dans l’essentiel : infrastructures, habitat, santé, éducation.
L’enjeu n’est pas uniquement technique. Il interroge aussi le modèle de gouvernance territoriale : comment articuler solidarité nationale, autonomie locale et efficacité de gestion ? Pour les Outre-mer, cette équation est d’autant plus urgente à résoudre qu’elle conditionne leur capacité à investir, à innover, et à garantir une égalité réelle des droits.
Réparer les fondations du système social, ce n’est pas renier la solidarité. C’est au contraire la condition pour qu’elle reste soutenable et juste, y compris — et surtout — là où elle est la plus vitale.