MARTINIQUE. Réinvestir les centralités : la fabrique urbaine à l’épreuve du réel

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Avec près de 30 % de logements vacants dans certains quartiers de Fort-de-France et une perte de 45 000 habitants en 13 ans, la Martinique fait face à une crise urbaine majeure. Dans sa publication de mai 2025, l’ADDUAM (Agence de développement durable, d’urbanisme et d’aménagement de Martinique) interroge trois acteurs clés pour éclairer les leviers et obstacles du renouvellement des centralités. À travers ces regards croisés, une autre manière de faire la ville émerge.

Une double crise urbaine : vacance et déprise démographique

Entre 2011 et 2024, la population de la Martinique a chuté de plus de 11 %, passant de 392 291 à 347 000 habitants. Le recul est d’autant plus marqué chez les jeunes actifs, tandis que 33,4 % de la population a désormais plus de 60 ans. À cette dynamique démographique s’ajoute une paupérisation persistante : 30 % des Martiniquais vivent sous le seuil de pauvreté et plus de 40 % des foyers sont monoparentaux.

Parallèlement, la vacance des logements s’est fortement aggravée : elle est passée de 13,4 % en 2011 à 15,9 % en 2021, avec une progression de 30 % sur dix ans. Ce phénomène touche aussi bien les centres anciens que des secteurs plus périphériques, dégradant le tissu urbain existant et réduisant l’attractivité résidentielle.

Ce double constat structurel appelle une réponse de fond, qui ne peut se limiter à des réhabilitations ponctuelles. C’est dans cette optique que Fort-de-France et Le Lamentin, deux centralités emblématiques, se sont engagées dans des démarches de transformation appuyées par le programme national Action Cœur de Ville.

Fort-de-France : transformer une ville dense, minéralisée, désaffectée

Cœur historique de l’île, Fort-de-France cumule les fragilités urbaines. Son tissu dense et hyperminéralisé peine à faire face à l’élévation des températures et à l’intensification des aléas climatiques. En réponse, la municipalité a confié à la SOAME une concession d’aménagement globale centrée sur la requalification du centre-ville.

Pour Nicolas Gauvin, directeur général délégué de la SOAME, le renouvellement urbain ne peut s’improviser : il nécessite une vision politique forte, une hiérarchisation claire des actions et une feuille de route lisible. À Fort-de-France, dix rues ont été identifiées pour faire l’objet de requalifications, avec des choix parfois radicaux : suppression partielle ou totale du stationnement, piétonnisation intégrale, amélioration des trottoirs.

Des projets concrets, comme le parking de la Savane, montrent la complexité des arbitrages. Prévu initialement comme un simple revêtement, il a été transformé en un ouvrage décaissé de 1,5 m intégrant des dispositifs de régulation thermique, hydrique et énergétique. Le coût a triplé, mais la durabilité a été décuplée.

Dans ce paysage, l’initiative portée par les architectes de l’association Abité marque un tournant. Leur projet Van Dan Vil, centré sur la réhabilitation du Patio 19 et de la rue Garnier Pagès, a été conçu comme un espace de vie partagé et adaptable. Grâce à une dynamique citoyenne et un soutien d’Action Logement, ils ont installé fresques, terrasses publiques et formes de piétonnisation progressive. Ici, le réinvestissement n’est pas seulement technique : il est social, esthétique et politique.

Le Lamentin : une requalification ambitieuse, multisites et multiservices

Au cœur de la plaine, Le Lamentin s’impose comme une ville-pivot. Son projet Lamentin Grand Cœur, initié dès 2018, s’articule autour de deux secteurs structurants : la friche de l’ancien hôpital et l’entrée de ville Calebassier. La commune, accompagnée par la SEM Défia, a opté pour une approche différenciée selon les sites.

La friche hospitalière pose des questions lourdes : que démolir ? que réemployer ? comment maintenir un lien avec la vocation sanitaire historique ? Le projet prévoit l’intégration d’un pôle de recherche sur l’asthme et le diabète, tout en reconnectant les lieux avec le centre-ville et les équipements voisins.

À Calebassier, l’enjeu principal est la mobilité. Requalification des voies, intégration d’une piste cyclable vers les pôles sportifs, déambulation le long du canal du Longvilliers : la ville repense ses trames piétonnes et cyclables au service de ses habitants.

Pour Elie Bourgeois, directeur de projet Action Cœur de Ville, ces opérations complexes demandent une gouvernance forte et transversale. La création d’une Société Publique Locale est envisagée pour porter les phases opérationnelles. Les équipes municipales travaillent aussi à désiloter les services : développement économique, social, mobilité et urbanisme doivent dialoguer pour produire une vision cohérente.

Des leviers inédits pour des contraintes structurelles persistantes

La revitalisation urbaine en Martinique se heurte à une série de blocages récurrents : ingénierie publique sous-dimensionnée, marché foncier figé, lenteurs administratives. Mais des leviers alternatifs émergent.

La démarche expérimentale de l’urbanisme transitoire s’impose peu à peu. À Fort-de-France, des usages provisoires sont installés en attendant les aménagements définitifs, évitant ainsi que les espaces vacants ne se dégradent.

Au Lamentin, des dispositifs de végétalisation légère, comme l’urban canopée (structures grimpantes en pot), offrent une réponse souple à la lutte contre les îlots de chaleur.

Ces ajustements de méthode permettent d’avancer, même à petits pas. Ils traduisent une volonté collective d’adaptation face aux rigidités structurelles. L’enjeu désormais est d’élargir ces expérimentations et de les inscrire dans les outils de droit commun.

Des centralités repensées pour une ville vivante, accessible et résiliente

Réinvestir les centralités ne signifie pas seulement bâtir ou rénover. C’est aussi repenser les usages, revaloriser les lieux existants, reconnecter les quartiers entre eux et avec leurs habitants.

À Fort-de-France, la concertation de rue portée par Abité a permis de créer un collectif local pour discuter des usages : nombre de jeux de clés partagés, nuisances sonores, occupation commerciale des trottoirs… Rien n’est laissé au hasard. De son côté, la SOAME travaille à renforcer l’accessibilité depuis les quartiers périphériques et à anticiper le report des stationnements.

Au Lamentin, la stratégie verte s’appuie sur plusieurs niveaux : désartificialisation d’espaces existants, création de jardins urbains, requalification de petits squares. L’objectif est d’ancrer les projets dans une démarche de long terme, sensible aux transitions énergétiques, démographiques et climatiques.


Consulter ici le document « Regards Croisés – Édition Mai 2025 » de l’ADDUAM.


La revitalisation des centralités martiniquaises ne dépend pas uniquement de projets ambitieux. Elle repose sur une transformation lente mais résolue des manières de faire la ville : expérimenter, concerter, adapter. Une fabrique urbaine patiente, où chaque acteur, du technicien à l’habitant, trouve sa place.

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